Présent·es
Lucille Benoit, Audrey Bochaton, Lucie Dejouhanet, Jean-Marc Dubost, Priscilla Parard, Florence Pinton, Fabien Roussel
En visio : Valentin Asselain, Tristan Fournier, Florence Hellec, Guillaume Odonne, Eric (herboriste)
Ce séminaire, organisé avec le réseau Plantes & cueillettes le 8 juin 2022, a donné lieu à trois présentations ; chacune a été suivie par des échanges avec les personnes présentes sur site et en ligne.
Jean-Marc Dubost a présenté les résultats de sa recherche de doctorat sur les relations entre les cornacs et les éléphants au Laos. Il s’est interrogé sur le rapport médicinal des éléphants aux plantes qu’ils consomment, sur les influences mutuelles entre éléphants et cornacs dans le recours aux plantes pour se soigner, etc. Parmi les trois hypothèses pouvant expliquer des convergences d’usages de plantes entre humains et animaux, à savoir l’héritage phylogénétique, l’acquisition indépendante et les transferts interspécifiques, c’est sur cette dernière que sa recherche se concentre.
La relation humain-éléphant (Elephas maximus) au Laos repose sur une longue tradition de domestication, la durée de vie similaire de l’éléphant et de son cornac créent des liens personnalisés et les cornacs sont à l’interface entre les soins des animaux et les usages de santé humains. Le travail avec eux permet donc d’éclairer les transferts interspécifiques potentiels pour les usages des plantes médicinales. Le travail de terrain a été mené dans la province de Sayaboury, district de Thongmyxay, zone frontalière enclavée dans un parc national. Jean-Marc y a mené des entretiens semi-directifs avec 66 cornacs en plus d’entretiens avec 4 guérisseurs locaux.
Les éléphants travaillent avec les humains durant la saison sèche, ils sont relâchés en forêt par groupe de 6 ou 7 pendant la saison humide, se nourrissent en forêt et entrent en contact avec leurs congénères sauvages. 114 espèces de plantes ont été identifiées par les cornacs comme participant du régime alimentaire des éléphants domestiqués. La plupart de ces plantes sont des ligneux, les bambous restant la base de leur alimentation. Si leur nourriture est variée, les éléphants sont rarement malades ; c’est pourquoi les bêtes malades sont souvent relâchées dans la forêt jusqu’à ce qu’elles aillent mieux car on considère qu’en forêt elles trouveront de quoi se soigner. Selon les témoignages des cornacs, 20 espèces sont utilisées par les éléphants pour se soigner, et privilégiées par les femelles durant leur phase reproductive (gestation, post-partum, allaitement). 75 % de ces items d’automédication des éléphants sont des racines, on retrouve cette même prépondérance des racines dans la pharmacopée laotienne. Selon certains cornacs, les éléphants malades consomment plus de plantes amères. 3 espèces apparaissent particulièrement importantes.
Certains cornacs amènent leur éléphant malade là où pousse l’espèce qu’il recherche. Ils collectent également ces ressources qui leur permettent de soigner les éléphants, les faisant sécher pour en faire une poudre introduite dans des préparations ethnovétérinaires. Parfois, ils ajoutent des plantes de la pharmacopée humaine locale dans ces préparations. Les cornacs sont dans une relation thérapeutique avec leur éléphant reposant sur une attitude d’attentive concern (Locke, 2017) (préoccupation bienveillante) qui repose sur la reconnaissance d’un état partagé par les cornacs et leurs éléphants – le fait d’être malade – et la reconnaissance par les premiers de l’aptitude des seconds à se soigner (forme d’agentivité).
Si les cornacs ont pu identifier les plantes que les éléphants utilisent pour se soigner, Jean-Marc interroge l’interpénétration des phytothérapies. Sur les 20 espèces utilisées par les éléphants, 15 le sont également par les cornacs dans le contexte familial. L’une des trois espèces majeures, Harrisonia perforata (racine), citée par 13 cornacs comme étant recherchée par les éléphants affectés de diarrhée, est aussi utilisée par 7 d’entre-eux dans le même cas, les 6 autres n’en connaissant pas d’utilisation humaine. S’agit-il plutôt d’une convergence d’usage indépendamment acquise ou d’un transfert de savoirs des éléphants vers les hommes ? Les enquêtes auprès des guérisseurs locaux ont montré que sur les 114 plantes du régime alimentaire des éléphants, 72 sont utilisées par au moins l’un des guérisseurs ; sur les 20 espèces utilisées en automédication par les éléphants, 16 sont employées par ces guérisseurs mais seulement 2 pour les mêmes indications. Pour ce qui concerne la racine d’Harrisonia perforata, si 7 cornacs l’utilisent pour la même indication, 3 des 4 guérisseurs l’emploient mais pour d’autres indications que des problèmes gastro-intestinaux, ce qui appuierait plutôt l’hypothèse d’un savoir médicinal acquis auprès des éléphants. Au-delà des plantes, les cornacs ont recours à des formes de zoothérapie, à savoir une médecine utilisant des matières animales : 25 cornacs font des usages thérapeutiques des crottins d’éléphants ou de nids de ponte que le bousier de l’éléphant (Heliocopris dominus) fabrique avec cette matière, pour soigner des désordres gastro-intestinaux ou problèmes dermatologiques. Les éléphants n’ont pas une digestion complète et de nombreux éléments végétaux se retrouvent dans les crottins contribuant selon les cornacs à leur efficacité thérapeutique, d’autant plus pour certains si ces débris ont été encore remaniés par les bousiers. Cette efficacité des crottins est donc liée selon les cornacs au fait que les éléphants consomment beaucoup de plantes médicinales qu’ils savent bien choisir, hypothèse que l’on pourrait compléter avec celle d’un apport de matériel microbiotique favorable (Dubost et al., 2021).
Jean-Marc Dubost a donc pu mettre en évidence des pratiques ethno-vétérinaires qui combinent les savoirs humains et animaux. Les transferts interspécifiques des savoirs médicinaux sont loin d’être systématiques et il reste beaucoup d’interrogations. Peut-être que les éléphants apprennent aussi de l’introduction de plantes de la pharmacopée humaine dans les préparations des cornacs qui les soignent ; on peut s’interroger sur des transmissions possibles de savoirs entre ces éléphants de villages et les éléphants sauvages avec lesquels ils sont en contact quand ils sont relâchés en forêt, d’autant que certains éléphants de villages retournent définitivement à l’état sauvage. L’ethnographie multi-spécifique étudie les interactions à l’intérieur de communautés hybrides dans leur dimension socio-écologique (Kirksey et Helmreich, 2010) et dans leur dimension ontologique et culturelle (ethno-écologie) (Brunois, 2005). Elle permet d’interroger les politiques de conservation qui ségréguent les espaces et les espèces alors que les contacts interspécifiques sont le lieu de transferts et de construction de savoirs.
Le travail présenté par Priscilla Parard est issu de plusieurs commandes d’études ethnobotaniques par : le musée de Salagon (DU d’ethnomédecine) sur les usages thérapeutiques des plantes en santé animale, le ministère de l’Agriculture sur le patrimoine immatériel, et la Maison de la transhumance sur l’ethnomédecine vétérinaire. Il se concentre sur les territoires de la transhumance de la Provence aux Alpes du Sud, autrefois une région de polyculture et d’élevage de subsistance (laine) et aujourd’hui inscrite dans un modèle productif intensif avec des élevages de 2 000 bêtes environ. Les enquêtes ont principalement été menées en 2012, alors que les anciens éleveurs avaient déjà disparu. Néanmoins, de nombreuses informations peuvent être trouvées dans le folklore provençal, dans les écrits des romanciers, des sociétés savantes, des instituteurs, des médecines, et surtout dans le travail ethnobotanique mené à partir de la fin des années 1960 par Pierre Lieutaghi installé dans la région, par le musée de Salagon et les parcs naturels du Lubéron et du Verdon ; quelques thèses de pharmacie sont aussi disponibles dans les facultés, ainsi que des recherches en pharmacognosie.
Priscilla distingue en introduction la médecine vétérinaire populaire (cadre familial) de la médecine vétérinaire traditionnelle, détenue par les pairs reconnus par la communauté comme « guérisseurs », et de la biomédecine vétérinaire ou médecine vétérinaire conventionnelle. Dans les faits, toutes ces médecines s’interpénètrent.
Jusqu’en 1945 existaient dans la région des savoirs populaires et traditionnels, dont la transmission s’est tarie, jusqu’aux collectes et diffusions par les ethnobotanistes néo-ruraux des années 1970. Les personnes interrogées pendant les enquêtes ne se souviennent pas des anciennes pratiques mais elles se sont appropriées les travaux de Lieutaghi, qui sont le socle de connaissances partagées. Aujourd’hui, on assiste à une réactivation des médecines alternatives et complémentaires et à un renouveau des pratiques sur le territoire. Par exemple, alors qu’auparavant on frictionnait les animaux avec de la lavande ou des essences de lavande, on utilise désormais des huiles essentielles. Il faut noter également que des pratiques magico-religieuses subsistent, comme les bouquets suspendus dans les étables. Une attention particulière est portée à l’alimentation des bêtes et on voit émerger des « prairies pharmacies » où des plantes médicinales sont semées pour aider le troupeau à s’auto-soigner (article de Christophe Aurey dans Pharmacologie). Si certains pensent que les brebis savent se soigner dans les alpages, il convient cependant de relativiser leurs savoirs car des agneaux meurent de météorisation, due à une trop grande consommation de plantes azotées. Si les éleveurs ont de plus en plus recours à des médecines alternatives, Priscilla rappelle que seul le vétérinaire est autorisé à prodiguer des soins à des animaux et que les éleveurs risquent une accusation d’exercice illégal de la médecine. Néanmoins répondre à l’enjeu de la santé animale nécessite une vision systémique du bien-être animal et une remise en question du modèle de l’élevage productiviste.
Florence Hellec et Lucile Benoit, doctorante, s’intéressent aux usages de l’aromathérapie par les éleveurs et vétérinaires. L’aromathérapie est entendue comme l’utilisation d’huiles essentielles à des fins thérapeutiques, c’est-à-dire l’utilisation en soins vétérinaires d’huiles essentielles pures, d’aliments complémentaires à base d’huiles essentielles, de mélanges d’huiles végétales et d’huiles essentielles, etc. Ces nouveaux usages prennent place dans un contexte marqué par les plans de lutte contre l’antibio-résistance, au cœur de la stratégie One Health des Nations-Unies.
La recherche menée par Florence et Lucile interroge la manière dont l’usage des huiles essentielles transforme les élevages, aussi bien à la ferme, dans l’environnement socioprofessionnel et dans les cabinets vétérinaires. Leur travail repose sur deux campagnes d’enquêtes : en 2015-2017 chez les éleveurs utilisateurs d’aromathérapie et en 2019-2021 dans les cabinets de vétérinaires ruraux. Des enquêtes menées précédemment par d’autres auteurs ont montré que les remèdes alternatifs sont bien implantés : 40 % des éleveurs interrogés utilisaient des médecines complémentaires, 18 % des éleveurs laitiers avaient recours à l’aromathérapie ou l’homéopathie et 72 % des éleveurs en bio. Cependant, ce sont des pratiques fortement controversées, surtout au sujet de l’efficacité des produits et de leur innocuité sur la santé humaine. Les huiles essentielles n’ont pas le statut de médicament vétérinaire, même si leur usage est conseillé dans le cahier des charges de l’agriculture biologique. Leur usage se situe donc à la frontière de la réglementation, à la limite de pratiques illégales. Il en découle un appel à la normalisation des usages, à la clarification de la réglementation, avec pour certains acteurs une recherche de soutien auprès de la recherche publique.
Les enquêtes chez les éleveurs sont déjà anciennes et, les mentalités et pratiques dans le domaine des médecines alternatives évoluant rapidement, les résultats aujourd’hui seraient sans doute différents. Au moment des enquêtes, il ressortait que les éleveurs utilisant des huiles essentielles voulaient soigner autrement : moins de piqûres, plus de prévention, mais ne trouvaient pas chez leur vétérinaire de proximité les réponses à leurs besoins. Désormais, des technico-commerciaux et techniciens d’organismes para-vétérinaires vendent des produits. Les éleveurs enquêtés se sont principalement tournés vers des formations en santé animale : formations à des pratiques alternatives de santé faites par des spécialistes (vétérinaires homéopathes et aromathérapeutes) qui se déplacent d’une région à l’autre et qui fournissent également des conseils individuels à distance. Certains sont en lien avec des entreprises proposant des compléments alimentaires. Les formations sont des apprentissages longs et insistent sur l’acquisition de compétences dans l’observation des animaux et de leur état de santé. Des groupes d’échange sur leurs pratiques regroupent également des éleveurs, et en particulier des éleveuses, particulièrement investies. Chacun établit ses protocoles de soin, notamment pour les pathologies les plus courantes.
Parmi les cabinets vétérinaires étudiés, certains proposent des soins à base d’aromathérapie : quelques médicaments vétérinaires disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou des préparations magistrales. Ces prescriptions posent la question de la responsabilité du laboratoire qui fait la préparation, alors que les compléments alimentaires sont un marché investi à la fois par les industries de l’alimentation animale et par les cabinets vétérinaires, renforçant le flou autour de l’utilisation de ce type de produit. 65 à 85 % du chiffre d’affaires des cabinets ruraux étant réalisés par la vente de produits, le contrôle sur les produits à base d’huiles essentielles est important, d’autant que les cabinets sont garants de la santé animale. Les vétérinaires se forment donc aussi, dans les universités ou les écoles vétérinaires, dans leurs propres réseaux. Si l’usage de l’aromathérapie modifie la relation entre l’éleveur et l’animal (pas de piqûre, odeur), il reconfigure également la relation entre l’éleveur, devenant plus autonome dans le soin de ses animaux, et le vétérinaire, seul autorisé légalement à prescrire les soins et identifier l’état de santé des bêtes.
Suite des activités du réseau Plantes & cueillettes
Une réunion de rentrée est prévue, en espérant que nous pourrons être nombreux à nous retrouver en présentiel.
Nous avions démarré nos activités en 2019 par un atelier de réflexion sur une thématique commune pour la construction du réseau. Nous retrouver à la rentrée 2022 sera l’occasion de faire la synthèse de nos trois années de fonctionnement et des séminaires organisés, de donner la parole à tous et de réfléchir ensemble à la forme à donner à nos prochaines activités. Ce sera également le moment d’un retour sur les deux sessions « Géographie de la cueillette : territoires, écologies, circulations » au colloque de l’UGI (Union géographique internationale, Paris, 19 juillet 2022 – liens vers la session 1 et la session 2) et de nous interroger sur une éventuelle valorisation de toutes les contributions réalisées depuis trois ans.