Le colloque se tient à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis
Le territoire, comme objet de gouvernance constamment sollicité et souvent malmené, mais aussi comme forme d’appropriation individuelle sans cesse renouvelée, constitue un marqueur très pertinent des changements récents dans le monde arabe. Alors même que l’emprise de l’État-Nation s’estompe, le territoire (re)devient un référentiel identitaire et est revendiqué comme un droit. Si les disparités économiques et sociales des régions tunisiennes ont été en grande partie à l’origine de la révolte de 2011, ces inégalités s’observent aussi à l’échelle des individus par un déplacement des limites entre l’espace privé et l’espace public, mais aussi par une inégalité d’accès à l’espace public qui peut aller jusqu’à une confiscation des territoires par le pouvoir en place (ex : Le Caire). L’occupation d’un territoire, son appropriation illégale, sa réappropriation, deviennent alors des enjeux majeurs d’expression de la contestation et d’une volonté de changement.
La question de la gouvernance territoriale a été posée dès le début de la transition démocratique en Tunisie. Il est apparu que l’État centralisé tunisien ne disposait pas des structures adéquates pour répondre aux défis des inégalités territoriales – qui ont fait l’objet de nombreux travaux de recherche menés par les économistes spatiaux et les géographes-aménageurs. La recomposition des territoires administratifs à différentes échelles (délégations, départements, régions, etc.) constitue ainsi un enjeu institutionnel très important, au cœur des préoccupations nationales depuis 2011. Elle suscite un ensemble de réflexions qui concernent à la fois la résorption des inégalités par un redécoupage de l’espace mais aussi l’adhésion des populations en termes d’identité territoriale. La ressource identitaire que constitue le territoire dans le processus de construction individuelle n’est pas mobilisée de la même manière par les habitants, en lien avec leurs pratiques qui s’y inscrivent et la diversité des trajectoires géographiques individuelles. Par ailleurs, la portée identitaire des territoires s’inscrit dans une dynamique historique qui doit être appréhendée comme construction.
Au Maroc, la question territoriale est au cœur des réformes de structure. Les régions sont en effet appelées à devenir des acteurs importants du développement, en ayant notamment l’obligation de définir leur propre programme de développement. Fondé sur un développement de l’économie de la connaissance, sur une forte tertiarisation de l’économie, chaque pays doit mettre en place des modes de gouvernance territoriale permettant aux acteurs de se positionner et de construire des « avantages comparatifs territoriaux » assurant leur attractivité pour des investissements nationaux ou internationaux susceptibles de se mouvoir d’une région à l’autre. Ces nouveaux impératifs du développement qui s’imposent en raison des modes d’insertion du Maroc et de la Tunisie à l’économie internationale contribuent fortement à de nouvelles structurations territoriales. En effet, cette insertion dans la globalisation tend à mettre les régions en situation de compétition sur les ressources, les investissements, mais aussi les savoir-faire dans un jeu mondialisé. Cette tension centrifuge vers plus de régionalisation se heurte cependant à l’histoire propre de chaque pays dans sa dynamique de construction de l’État-Nation. Pour de nombreux pays centralisés qui ont dû historiquement forger, parfois de manière violente, un sentiment national commun à partir d’identités régionales fortes, la régionalisation fait surgir le spectre du régionalisme et semble porter atteinte à la fois à l’indivisibilité de la Nation et à l’intégrité de l’État. Au Maroc, bien que l’État soit fortement centralisateur, une réforme territoriale lente et hésitante pousse cet État à concéder de plus en plus de ses prérogatives en délimitant des espaces de son territoire tout en leur cédant une partie de ses pouvoirs et en leur conférant des identités propres, produisant ainsi du territoire. Mais en même temps, cette réforme dite de régionalisation, libère les tendances régionalistes.
Si la régionalisation apparaît ainsi comme un « marqueur » des transformations dans le monde arabe, la mise en place de politiques de régionalisation qui visent à modifier les rapports entre l’État central et les collectivités territoriales touche aussi les pays en développement. Mais c’est aussi le cas de la France qui vient d’adopter une loi réduisant le nombre de régions et qui se prépare à modifier substantiellement leurs compétences.
C’est dans cette tension entre les besoins de décentralisation, de déconcentration, de gouvernance territoriale et la nature jacobine des états arabes méditerranéens que se situent les difficultés des politiques de régionalisation. Comment régionaliser sans tomber dans un régionalisme qui détruirait l’unité des pays à l’instar de ce que l’on observe en Libye ou en Syrie ? Les défis posés par les territoires sont donc multiples : politiques, économiques, identitaires, mais aussi géopolitiques et sécuritaires.