colloque du CIST partenaire

CIST2018 – compte-rendu des tables rondes

Dans le cadre du colloque Représenter les territoires qui s’est tenu à Rouen du 22 au 24 mars 2018, trois tables rondes ont été organisées avec le concours du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), partenaire institutionnel du CIST, qui a également soutenu la publication des proceedings du colloque.
Nous vous présentons ci-dessous les comptes-rendus rédigés respectivement par Romain Lajarge, Arnaud Brennetot et Clarisse Didelon-Loiseau.

logo du CGET
Comment les sciences humaines représentent les territoires ?

Intervenant.e.s

  • Jean-Pierre Girod (président du Parc naturel régional des Boucles de la Seine Normande)
  • Romain Pasquier (sciences politiques, Rennes)
  • Anne-Thida Norodom (droit international, Université Paris Descartes)
  • André Torre (économie, INRA)

Discutant : Sylvain Allemand

La table ronde regroupait trois chercheur.e.s réputé.e.s dans leurs disciplines de sciences sociales : les sciences juridiques, politiques et économiques. Ces trois grandes disciplines sont parfois considérées comme spécialistes des questions territoriales. Elles l’étaient avant les années 90, plus encore que la géographie ou l’aménagement. La question posée est alors de savoir s’il existe une histoire, des socles conceptuels, un statut pour cet objet et une constance dans l’intérêt pour cette question aujourd’hui.

Anne-Thida Norodom, professeure de droit public à Rouen, a commencé par indiquer que le territoire n’était plus un problème en droit car la notion était clairement définie : il s’agissait de la délimitation du champ de compétence d’un État, compétences entendues comme normatives et opérationnelles ; délimitation entendue comme bornée dans l’espace de la surface terrestre (le bornage des géomètres).
Parmi les critères de rattachement qu’un État utilise, il peut justifier l’exercice de sa compétence en délimitant des frontières terrestres, maritimes et aériennes. Les autres éléments constitutifs d’un État, en plus de sa capacité à faire et défaire des territoires, sont d’administrer des populations et de se doter d’un gouvernement sur ce territoire. Pour le juriste, le terme d’espace reste plus flou que celui de territoire et donc moins robuste. Par exemple, pour l’UE (qui n’a pas de territoire car n’est pas un État), la notion d’espace (on dit espace communautaire) permet d’éviter le débat sur l’État fédéral qui dépendrait du territoire de ses États membres. Pourtant, c’est bien ce qui, en droit, se passe. Pour les juristes, tout espace n’est pas gouverné car certains sont en dehors des juridictions.
La norme est un autre critère crucial pour les juristes. Les acteurs sont obligés de prendre en compte les normes qui s’imposent à eux, notamment par la dimension territoriale… et comme les normes sont vouées à muter (puisque le droit est un outil au service des décideurs politiques), tous les commentaires normatifs sont potentiellement des sujets d’intérêts croisés avec d’autres disciplines : superpositions territoriales, pluralisme juridique, conflits territoriaux…
Chez les juristes internationalistes, certains travaillent aussi sur les acteurs privés a priori moins intéressés par les territoires (car les frontières peuvent gêner leurs stratégies) et qui cherchent donc les formes d’extraterritorialité qui leur permettent d’échapper aux normes territoriales. Parfois, ils peuvent choisir aussi les frontières et les avantages comparatifs qu’elles offrent.
Dans tous les cas, ce qui fait problème juridique n’est pas le concept territorial mais l’usage qu’en font les États et les acteurs.

Romain Pasquier est professeur de sciences politiques à Rennes et dirige la Chaire « Territoires et mutations de l’action publique » hébergée à l’IEP de Rennes. Il a rappelé que le territoire en tant qu’unité de commandement politique a longtemps été considéré comme partie prenante de la définition de l’État, doté du monopole de la violence symbolique (Max Weber), donc ne posant pas de problème à la science politique comme science du pouvoir. Dans une approche étatique, le seul territoire était donc national. La redécouverte par les politistes de l’intérêt du territoire est donc assez tardive (années 90) par rapport aux mouvements sociaux du développement local (années 60).
La grande césure dans laquelle s’inscrit ce débat est celle entre politics et policies. Les tenants des approches par les politics, posent la question de la manière avec laquelle se construisent les trajectoires, les stratégies et les techniques pour prendre le pouvoir et gouverner : travaux sur la construction politique territorialiste (élitiste/pluraliste), sur les ancrages territoriaux des partis politiques, sur les couples élu.e.s-administrations… mais ceux-ci sont aujourd’hui un peu dépassés. Les tenants des policies travaillent sur la capacité de l’État à régler des problèmes territoriaux, sur la gouvernance multiniveaux (dont gouvernance territoriale), sur les régulations que les territoires permettent, mais ceux-ci restent peu nombreux car la question territoriale n’apparaît pas comme très centrale en sciences politiques aujourd’hui.
Pour les politistes, tout espace est nécessairement institutionnalisé et donc c’est un territoire. À ce titre, il est plus facile de travailler avec des géographes, des sociologues ou des historiens qu’avec des juristes (en tout cas avec les plus positivistes d’entre eux). Il existe des Public administration à l’étranger… qui ne trouvent pas d’échos dans les anciennes « sciences administratives », qui avaient une approche territoriale des problèmes politiques, devenues moribondes aujourd’hui en France. Pour les politistes, l’intérêt scientifique pour le territoire apparaît donc comme d’abord interdisciplinaire.

André Torre est directeur de recherche en économie à l’INRA et a dirigé plusieurs structures et programmes nationaux et internationaux en lien plus ou moins direct avec le territoire mais rappelle que cette notion est un impensé des sciences économiques. Le terme privilégié était « espace » au sens de « distance générant des coûts de transport ou de localisation » (les fameuses externalités marshaliennes). Quelques écoles ont fait des tentatives dont une mêlant économie et aménagement du territoire principalement sous commande de l’État aménageur, rendant l’approche des économistes pas très sérieuse car sans fonds théoriques ni méthodes. Les années 70 ont vu naître les sciences régionales et l’économie régionale pour lesquelles la région était un synonyme d’espace auquel était rajouté un petit supplément, en plus d’être gouvernée, mais sans travailler effectivement à intégrer d’autres variables que celles que l’économie pouvait accepter dans ses modèles.
Depuis lors, les économistes empruntent leur définition du territoire… aux géographes, en tout cas à la définition la plus pauvre que les géographes proposaient (espace découpé approprié par un groupe d’acteurs) alors qu’ils fréquentaient déjà les définitions plus subtiles qui sont advenues ensuite. Cet emprunt a permis une utilisation du terme autant en qualificatif qu’en adjectif : ressources territoriales, développement territorial, milieu innovateur des territoires, gouvernance territoriale… permettant une extension progressive chez ces économistes au-delà de la production (occupation des sols, paysages, proximité…). C’est peut-être avec l’école de la proximité territoriale (composition de proximité organisée et géographique) que le rapprochement entre économie et territoire est le plus manifeste.
L’intérêt de l’économie pour le territoire est là aussi multidisciplinaire :
– avec les aménageurs, les géographes et les sociologues, l’institution où ces croisements s’opère est l’ASRDLF… mais ces passerelles sont peu actives et franco-françaises ; il faudrait imaginer ce qui pourrait se passer avec le réseau international des sciences régionales ;
– avec les sciences biotechniques, les écologues et les mathématiques, l’économie formalisatrice a tenté d’intégrer des variables territoriales dans ses outils de modèle économique (SIG ou SMA) et parfois les économistes sont instrumentalisés pour que les écologues puissent insérer des dimensions sociales mais avec le risque d’approches mécanistes ;
– la recherche-action semble, elle, parfois donner des résultats intéressants avec des équipes pluridisciplinaires (comprenant des économistes) et en travaillant avec la définition du territoire que… les acteurs locaux utilisent ! Ce n’est, certes, pas un grand progrès scientifique mais cela est toujours mieux que de s’en tenir au dictionnaire de la langue française pour définir un concept scientifique.

La table ronde a ensuite été l’occasion de la présentation de l’expérience d’un parc naturel régional (Boucles de la Seine Normande), par son président Jean-Pierre Girod en donnant lieu aux trois mêmes aveux scientifiques : il faudrait des sciences territoriales pour mêler les approches disciplinaires existantes et faire progresser les connaissances sur ces processus sociaux-spatiaux, normés, gouvernés, dotés d’enjeux économiques… et se renouvelant sans cesse que les acteurs sociaux appellent des territoires.

Rouen, construire l’identité métropolitaine

Intervenant.e.s

  • Sylvain Amic (directeur de la Réunion des musées métropolitains de Rouen)
  • Philippe Eudeline (président de Normandie AeroEspace, directeur Technologie et Innovation de Thales Air Systems)
  • Jacques-Sylvain Klein (commissaire général du 1er festival Normandie Impressionniste 2010, délégué général de l’association La Maison Sublime de Rouen)
  • Catherine Morin-Desailly (sénatrice, conseillère régionale de Normandie, conseillère municipale de Rouen)
  • Thierry Rabiller (rédacteur en chef de Paris Normandie)

Discutant : Arnaud Brennetot (maître de conférences en géographie, IDEES)

Cette conférence-débat, qui a également bénéficié du soutien de la Fondation Flaubert, a porté sur les représentations de Rouen, ville hôte du colloque.

Le contexte

Depuis le 1er janvier 2015, Rouen est devenue une Métropole en vertu de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM, 2014). Cela signifie que l’ancienne communauté d’agglomération, la Communauté de Rouen, Elbeuf, Austreberthe (CREA), a changé de statut institutionnel pour prendre les titres et les compétences dévolues au nouveau type d’intercommunalité que forment désormais les Métropoles. La CREA remplissait en effet les critères démographiques prévus par le législateur pour franchir un nouveau cap dans le processus d’intégration intercommunale entamé il y a plusieurs décennies pour rapprocher Rouen des communes alentour. Cette nouvelle étape pose la question de la représentation du territoire métropolitain de Rouen qui n’apparaît ni comme une métropole au sens géoéconomique du terme, ni comme une intercommunalité pleinement appropriée par ses habitants. Les participant.e.s à la conférence-débat se sont alors interrogé.e.s sur les conditions nécessaires à la construction d’un projet métropolitain partagé par l’ensemble des acteurs, les pouvoirs publics, locaux et nationaux, mais également l’ensemble de celles&ceux qui s’impliquent au sein de la société civile pour inventer un modèle original et adapté. Bénéficiant d’une longue tradition d’ouverture internationale, liée au grand commerce puis à la révolution industrielle, l’agglomération rouennaise se trouve aujourd’hui affectée par la métropolisation des territoires. Sa situation unique en France, entre la Manche et Paris, ville globale par excellence, représente autant un défi qu’une opportunité pour tous ceux qui l’habitent. Un tel projet n’est possible qu’à condition de construire une vision partagée.

Une image en demi-teinte

Rouen bénéficie d’une histoire ancienne et prestigieuse qui marque fortement l’identité de la ville actuelle. Son riche patrimoine architectural, concentré pour l’essentiel dans la vieille ville, lui permet d’attirer une clientèle touristique stable. Depuis plusieurs décennies, les acteurs locaux se sont investis en outre sur l’organisation d’événements culturels susceptibles de renouveler l’intérêt des différents publics, notamment au cours de la période estivale (Festival Vivacité, Armadas, Spectacles de la cathédrale, etc.). La discussion permet de revenir plus en détail sur le Festival Normandie Impressionniste organisé pour la première fois en 2010 et de souligner combien cet événement a permis à Rouen de jouer un rôle d’impulsion majeur en faveur de la reconnaissance du rôle géohistorique de la Normandie dans l’essor d’un des principaux mouvements picturaux de la période contemporaine. Cette image d’un passé glorieux, riche en patrimoine matériel et immatériel, bénéficie de la proximité de Paris qui fournit une clientèle touristique nationale et internationale.
Plusieurs intervenant.e.s reconnaissent que l’attractivité économique et résidentielle de Rouen demeure relativement faible, ce que confirment plusieurs indicateurs : la part des cadres et des emplois dans les fonctions métropolitaines supérieures ou celle des étudiant.e.s montrent que l’agglomération rouennaise n’a pas le profil d’une véritable métropole régionale et qu’elle souffre d’un manque d’attractivité auprès des décideur.e.s. La qualité du cadre de vie est souvent ignorée par les populations extérieures (la qualité du parc résidentiel, la densité d’équipements collectifs, la couronne forestière, etc.) alors que Rouen continue à véhiculer l’image d’une ville pluvieuse et polluée, voire exposée à des risques industriels particulièrement importants. La proximité de Paris, de Caen et du Havre crée un environnement concurrentiel dans lequel Rouen peine souvent à s’affirmer. L’étroitesse et le faible dynamisme du marché de l’emploi apparaissent par ailleurs comme des freins pour de nombreux ménages, davantage attirés par des agglomérations plus dynamiques au Sud et dans l’Ouest de la France. Plusieurs défauts ont été soulignés au cours des échanges : l’absence d’un grand club sportif, d’établissements plus prestigieux en matière d’enseignement supérieur, d’événements innovants sur le plan de la culture et du divertissement ou de stratégie en matière de marketing métropolitain. Pour faire face à un tel défi, les pouvoirs publics se sont engagés depuis plusieurs années dans un certain nombre de projets visant à renforcer les fonctions de centralité (nouveaux quartiers d’affaires et de résidences, nouvelle gare rive gauche en lien avec la Ligne Nouvelle Paris Normandie, soutien aux activités innovantes, etc.). Malgré un volontarisme indéniable, la Métropole Rouen Normandie peine cependant à traiter la question de son image extérieure de façon décomplexée, demeurant frileuse dès lors qu’il s’agit de débattre ouvertement des défis à surmonter, comme l’illustre le refus de participer à cette conférence-débat.

La gouvernance métropolitaine et sa reconnaissance par les habitants

Un second enjeu important réside dans l’appropriation par les différents acteurs impliqués de la gouvernance intercommunale au sein de l’agglomération rouennaise. Comptabilisant 71 communes, la Métropole Rouen Normandie dispose d’un périmètre stabilisé depuis 2010. En devenant Métropole en 2015, l’agglomération rouennaise a franchi une nouvelle étape de son intégration intercommunale.
L’intensification des projets urbain pilotés par la Métropole permet aujourd’hui de conférer une meilleure visibilité à l’acteur intercommunal et, ce faisant, de donner à voir aux citoyens l’intérêt politique de la coopération politique entre les communes de l’agglomération. Si la Métropole est bien identifiée en matière de fourniture de services aux populations (transports collectifs, gestion des déchets, fourniture d’eau), la table ronde a également été l’occasion de citer l’exemple de la réunion des musées métropolitains qui permet de développer la cohérence des stratégies de programmation, d’attractivité externe et d’appropriation par les populations locales du parc muséal. La question des grands événements culturels a été citée comme un moyen de rendre plus prégnant l’échelle métropolitaine.
Le sentiment d’appartenance à la Métropole se développe toutefois de façon inégale auprès des différents acteurs, habitants, élus, associations ou entreprises. Si les différent.e.s intervenant.e.s se sont accordé.e.s sur le fait que la Métropole Rouen Normandie est en train d’acquérir une légitimité politique très forte auprès des acteurs institutionnels (pouvoirs publics locaux et régionaux, acteurs consulaires et associatifs, médias, etc.) grâce aux nombreux dossiers dont elle a la charge, plusieurs interventions du public ont souligné la difficulté pour le grand public à discerner la répartition des responsabilités entre communes et intercommunalité mais aussi à décrypter les jeux de pouvoir entre les différents acteurs politiques. La persistance de rivalités géopolitiques locales profondément ancrées, entre communes ou entre groupes partisans, complique l’émergence d’une identité métropolitaine forte reconnue de façon collective. L’absence de leadership et de grande figure politique locale rend difficile l’incarnation d’un projet aisément identifiable.
En conclusion, les représentations collectives de la Métropole Rouen Normandie laissent transparaître une identité incomplète et ambivalente. Le caractère récent du statut métropolitain laisse cependant augurer la possibilité d’une affirmation progressive en lien avec les projets que les acteurs seront à même de mettre en œuvre.

L’Europe, un territoire en crise de représentations

Intervenant.e.s

  • Sylvia Calmes-Brunet (droit public, CUREJ/Université de Rouen)
  • Clarisse Didelon-Loiseau (géographie, Géographie-cités/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Yann Richard (géographie, Prodig/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Carole Nivard (droit public, CUREJ/Université de Rouen)
  • Christian Vandermotten (Université libre de Bruxelles, éditeur de la revue Belgéo)

Discutant : Arnaud Brennetot (maître de conférences en géographie, IDEES)

Cette table ronde grand public bi-disciplinaire, qui a également bénéficié du soutien de la Fondation Flaubert, a permis d’aborder la question cruciale des « représentations » pour l’Union européenne sous l’angle du droit et de la géographie. Complémentaires, ces deux approches se fondent sur des définitions relativement différentes du terme « représentations ». En droit, « représentation » évoque notamment le fait, pour un.e citoyen.ne électeur/rice d’être représenté.e dans les instances politiques décisionnelles par un.e représentant.e élu.e. Le fonctionnement des institutions de l’UE soulève ainsi la question de la représentation des citoyen.ne.s européen.ne.s, ce qui contribue à mettre en jeu sa légitimité. En géographie, et dans ce contexte, « représentation » peut renvoyer à l’image produite, volontairement ou non, par l’Union européenne donnant une dimension immatérielle à cet espace (dimensions affectives, symboliques, culturelles, etc.) qui contribuerait à produire un mécanisme d’attachement et d’appropriation à cet espace supranational pour le faire émerger en tant que territoire. Ici également se posent des questions qui sont de l’ordre de la légitimité de l’UE et l’absence, ou la faiblesse, d’un sentiment d’appartenance à l’espace européen est l’un des principaux obstacles à l’approfondissement du projet européen.
Dans son allocution introductive Arnaud Brennetot évoque la construction européenne comme l’enlisement idéologique d’un projet d’hommes raisonnables. En effet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la construction européenne s’est appuyée sur des représentations politiques hétérogènes. Elle a ainsi tantôt pu être associée à un continent, à une aire de civilisation, à un espace économique tantôt à un territoire d’action publique, puis de représentation démocratique. Ces différentes interprétations de l’Europe ont été appliquées à des périmètres géographiques instables, caractérisés par des phénomènes d’élargissement ou de régression. Cette variété de significations a favorisé les ralliements autour d’un projet géopolitique polymorphe et ambivalent. Selon les circonstances, il a pu s’agir de surmonter les nationalismes étatiques, de favoriser la paix, la démocratie et l’état de droit, de promouvoir la prospérité et l’expansion économiques, de créer les moyens d’une puissance retrouvée, d’affirmer une identité territoriale, etc. Depuis le début des années 90, les mythes et images associés à un tel projet ne suffisent plus, ni à garantir l’adhésion des populations, ni à assurer sa crédibilité vis-à-vis du reste du monde. Les institutions responsables de la mise en œuvre d’un projet politique pour l’Europe se trouvent dès lors confrontées à une crise de défiance progressive et à la montée des représentations et des discours eurosceptiques et europhobes.
Cette table ronde s’est donc intéressée aux raisons et aux enjeux d’une telle crise d’identité et de légitimité politiques tout en interrogeant son impact éventuel sur la mise en œuvre des politiques publiques à l’échelle de l’Europe, en donnant en premier lieu la parole à Carole Nivard et Sylvia Calmes-Brunet, toutes deux juristes.

Sylvia Calmes-Brunet évoque la complexité de la gouvernance européenne qui conjugue les niveaux de représentations électorales des différents États membres auquel vient s’ajouter le niveau européen. Chaque échelon territorial doit construire sa propre légitimité dans un contexte de forte instabilité institutionnelle. On est ainsi passé au plan européen de structures juridiques simples et fermées à des structures complexes, ouvertes et non hiérarchisées. Plus l’UE se construit (traités, droit dérivé, jurisprudence, élargissements…) ou se déconstruit (Brexit…), plus elle est difficile à saisir ; il est dès lors difficile de se l’approprier et d’en garantir la légitimité politique. Depuis les années 1990-2000, malgré un mouvement vers une Europe fédérale constituée d’États et de Régions, l’UE subit une crise interne (problèmes de vision, de projet, d’action, de légitimité démocratique, qui engendrent des tensions internes favorables à l’euroscepticisme, aux nationalismes, aux replis sur soi des États-nations et des régions, et à des fractures Nord/Sud ou Est/Ouest). À cela s’ajoute une crise d’influence externe vis-à-vis du reste du monde. L’UE reste finalement une Union d’États souverains, qui organisent librement et diversement leurs territoires, dans une Europe incapable de s’imposer au plan mondial. Son action et son existence même en deviennent donc illisibles.

Carole Nivard poursuit en abordant les difficultés des institutions européennes à susciter une véritable appropriation démocratique. Cette lacune de l’appropriation démocratique est notamment due à la faiblesse de la représentativité politique des citoyen.ne.s au niveau de l’Union européenne. Elle axe principalement son intervention sur la question de l’amélioration de la prise en compte des droits sociaux dans les institutions européennes qui pourraient constituer un remède aux crises au sein de l’Union européenne en prenant une fonction de légitimation du projet européen.

L’intervention de Christian Vandermotten illustre cette crise de confiance des citoyens envers les institutions européennes en revenant sur l’analyse, notamment cartographique, de plusieurs décennies de résultats électoraux au sein de l’espace européen. Ainsi, la géographie électorale au sein de l’Union semble partiellement traduire une crise de légitimité vis-à-vis des institutions européennes tandis que la montée des populismes reflète une convergence contre le projet dessiné par l’Union européenne et fondé sur un refus croissant du modèle social-libéral.

Clarisse Didelon-Loiseau fonde son intervention sur une enquête à grande échelle menée auprès d’étudiant.e.s de l’Union européenne et basée sur la réalisation de cartes mentales. S’intéressant à l’espace d’appartenance des étudiant.e.s interrogé.e.s, elle montre que la configuration spatiale de l’espace d’appartenance varie d’un point de vue spatial au sein de l’espace européen. Ainsi, les étudiant.e.s belges et français.es, mais aussi roumain.e.s, semblent dans une certaine mesure avoir développé une conscience de l’appartenance à l’espace européen, les Suédois.es et Portugais.es restent centré.e.s respectivement sur la Scandinavie et la péninsule Ibérique tandis que les Hongrois.es ont une vision fortement stato-centrée. Cette forte variabilité des espaces d’appartenance illustre les difficultés qui se posent dans la construction d’une identité européenne cohérente et partagée.

Pour Yann Richard, cette variabilité de l’image de l’Union européenne chez les étudiant.e.s est le reflet de sa variabilité dans les milieux diplomatiques des États membres, mais aussi des diplomaties extérieures, notamment chez les pays voisins de l’Union européenne. Cela soulève des enjeux géopolitiques cruciaux en termes de politique extérieure de l’Union européenne. Ainsi, la politique de voisinage de l’Union européenne est loin de correspondre aux attentes actuelles de ses voisins. De plus, l’Union européenne éprouve d’importantes difficultés à se rendre crédible comme un acteur de la scène internationale, tant les divergences sont importantes en termes de représentations au sein même de l’Union européenne, comme l’ont magistralement montré les hésitations et les tergiversations de l’Union face à la crise ukrainienne et à l’invasion de la Crimée par la Fédération de Russie.


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