compte-rendu conflits

Territoires de la contestation : Grèce, Turquie, Bulgarie

Intervenants à la table ronde Territoires de la contestation, Tunis, 21 novembre 2013

L’axe Conflits et compromis de la globalisation a été sollicité par l’Université de la Manouba (Tunisie) pour représenter le CIST au 2e symposium transdisciplinaire consacré cette année aux « Territoires » (au sens large). Du 19 au 21 novembre 2013, ce symposium a réuni les équipes de la Manouba autour de sessions parallèles dédiées aux liens entre territoires, stratégies de développement, patrimoine, environnement… Deux tables rondes en plénière sont venues clore ces journées, dont celle sur les territoires de la contestation centrée plus spécifiquement sur les pays d’Europe du Sud-Est (Bulgarie, Grèce et Turquie) qui ont connu en 2013 des mouvements forts de contestation contre les gouvernements en place. Animée par Jean-Yves Moisseron (CIST & IRD), la table ronde avait pour objectif d’identifier les causes et les acteurs de ces mouvements, leur mécanisme de propagation ainsi que les éventuelles similitudes et différences avec la Révolution tunisienne de 2011. La perspective interdisciplinaire et internationale chère au CIST était bien présente à travers les exposés de Petia Koleva (économiste, CIST), Chrysanthi Petropoulou (géographe, Université d’Egée, Grèce) et Özge Artik (géopolitiste, IFG – Université Paris 8 et Université de Galatasaray, Turquie).

Petia Koleva - La contestation en Bulgarie

Petia Koleva a commencé par décrire la contestation en Bulgarie – pays de 7,2 millions d’habitants, membre de l’UE depuis 2007 – à travers quelques faits stylisés :
– décembre 2012 : coupes budgétaires (mines, transport, santé, éducation) suivies de grèves
– janvier 2013 : hausse de 13 % du prix de l’électricité
– vague de manifestations dans 50 villes
– février 2013 : limogeage du ministre des Finances
– 20 février 2013 : immolation par le feu de Plamen Goranov (36 ans)
– 21 février 2013 : démission du gouvernement de droite
– mai 2013 : nouvelles élections sans majorité stable, coalition de gauche
– juin 2013 : série de nominations politiques très contestables
– depuis juillet 2013 : reprise des protestations (jusqu’à 30 000 à Sofia, la capitale)

L’année 2013 en Bulgarie a ainsi des allures de Printemps arabe, avec son martyr, ses places (dont celle de Varna, troisième ville du pays), ses revendications contre ce que les Bulgares appellent « le système » : un entrelacement étroit et peu transparent des sphères économique et politique en proie au clientélisme et à la corruption, dominée par une « oligarchie mafieuse ».

Le Printemps bulgare a donc débuté par des revendications économiques : contre la hausse des prix de l’énergie, contre les monopoles privés et les investisseurs étrangers, contre la pauvreté qui touche près de la moitié de la population. D’un point de vue analytique, ces demandes amènent à s’interroger sur le type de capitalisme qui s’est formé dans le pays depuis le début de la « transition » vers l’économie de marché au début des années 1990. L’approche dite de la diversité des capitalismes initiée par Hall & Soskice (2001) appliquée à l’Europe de l’Est a donné lieu à différentes typologies des capitalismes transnationaux post-socialistes (Bohle & Greskovits, 2012) distinguant les régimes néolibéraux, insérés (embedded) et néocorporatistes. Le capitalisme bulgare peut être considéré comme une variante du capitalisme néolibéral qui, à la différence de ses homologues baltes, possède des institutions publiques faibles. C’est aussi un capitalisme « dépendant » qui, au sens de King (2007), désigne une configuration se caractérisant par : la dépendance des investisseurs étrangers pour l’obtention de crédits et pour l’organisation des rapports inter-entreprises ; une faiblesse syndicale ; des systèmes éducatifs dysfonctionnels ; des rapports direction-employés du type économie libérale de marché.

Cette exposition aux capitaux étrangers a rendu la Bulgarie particulièrement vulnérable lors de la crise économique de 2008 dont les effets sur le pays se sont fait sentir l’année suivante (cf. tableau et graphique), beaucoup d’investisseurs (notamment des banques) ayant préféré rapatrier les profits vers leur pays d’origine.

Les investissements directs étrangers en % du PIB (données annuelles)
Source : Banque nationale de Bulgarie

Il convient aussi de rappeler que la politique pour attirer les investissements étrangers ces dernières années a misé surtout sur la faiblesse conjointe du taux d’imposition, des salaires et des prix du foncier, ce qui n’a pas forcément fait venir des entreprises ayant des projets durables pour les territoires. Combiné à la rigueur budgétaire et à la faible capacité d’absorption des fonds européens (d’ailleurs suspendus en 2008 pour cause de corruption), cette course vers le bas a eu des effets désastreux sur la formation professionnelle et sur les politiques d’emploi actives, notamment à destination des jeunes. Le chômage chez les 15-29 ans a ainsi dépassé les 30 % en 2012, renforçant d’autant les tendances à l’émigration dans un pays qui a déjà perdu 2 millions d’habitants depuis le début des années 1990, soit 15 % de sa population !

Exemple d’arguments économiques utilisés pour attirer les investisseurs étrangers – Source : présentation officielle lors d’un forum d’investissement organisé à Dubaï, février 2013

Les revendications économiques exprimées au début de 2013 se sont progressivement transformées en demandes politiques. Face à des institutions gangrenées et confisquées, des représentants de 35 groupes (syndicats, milieux d’affaires, organisations civiles, académiques et non gouvernementales) ont émis des propositions orientées vers plus de démocratie participative, qui ne sont pas sans rappeler les demandes de la population tunisienne en 2011 :
– Convocation d’une Grande Assemblée Générale
– Adoption d’une Loi sur la participation civile à hauteur de 50 % dans chaque institution
– Procédure de rappel des membres du parlement
– Actionnariat public majoritaire dans les sociétés de fourniture de l’énergie

Les préparatifs des élections anticipées de mai 2013, finalement sans véritable vainqueur, ont occulté ces revendications. La période de grâce du nouveau gouvernement de coalition soutenu par le parti socialiste et le parti de la minorité turque a été de courte durée. Face à l’écœurement politique provoqué par une série de nominations inappropriées, les mobilisations populaires réclamant plus de morale et de transparence en politique ont repris. Elles continuent encore aujourd’hui, en se déplaçant des places vers les lieux, ceux des universités.

P. Koleva termine sa présentation en citant le dernier sondage d’opinion (3 novembre 2013) de la société bulgare Alpha Research, qui confirme l’impasse politique et la faible légitimité actuelle des institutions : moins de 20 % des Bulgares font confiance au gouvernement actuel, 11 % au Parlement, 12 % au Conseil constitutionnel. 70 % souhaitent de nouvelles élections. L’adhésion à l’UE, souvent présentée comme le point d’aboutissement d’une transition réussie, ne constitue donc pas en soi la panacée pour un capitalisme qui restera encore marqué par la dépendance du chemin suivi. On peut même avancer qu’en favorisant les réformes libérales, sans véritable contrepartie sociale et sans attention suffisante aux institutions, elle a précipité la contestation. L’avenir nous dira si cette contestation est de nature à provoquer une bifurcation de trajectoire, sous l’effet des stratégies des acteurs de la société civile.

Chrysanthi Petropoulou - Le cas grec

Dans son exposé sur le cas grec, Chrysanthi Petropoulou a rappelé que nous vivons dans une période de capitalisme caractérisé par l’accumulation à travers la privatisation des biens communs (Harvey, 2012) et où la militarisation de la vie dans les villes se reproduit par le moyen de la peur. La peur passe par le contrôle de la vie quotidienne, elle renforce l’individualisme et se reproduit dans notre esprit (Foucault, 1997 ; Castells, 2009). Mais cette situation peut aussi conduire à des résistances dans la vie quotidienne. Pour décoloniser notre imagination, notre pensée et notre manière de vie, la consigne est de « changer les codes » (Bourdieu, 2001 ; Melucci, 1996). Pouvons-nous changer les codes dans la vie urbaine ? Les dernières années nous assistons à de nouveaux mouvements dans les grandes villes, dits « mouvements des places ou mouvements des indignés ». Ces mouvements ont donné une autre signification aux espaces publics. Suivant Harvey (2012), nous pouvons dire qui il s’agit de nouveaux mouvements pour le droit à la ville. L’objectif de l’exposé est de comprendre le mouvement des places en Grèce et plus précisément à Athènes et ses influences dans les mouvements de contestation actuels.

Les conditions et les processus précédant le mouvement des places en Grèce

Le 24 mai 2011 dans la petite place de Thésée à Athènes, commencent des discussions entre Espagnols et Grecs (cf. photo) sur la possibilité de construction d’un mouvement similaire à celui qui avait commencé en Tunisie avec le Printemps arabe et à celui des villes d’Espagne (mouvement « des indignés »). Il est important de noter que les formes de participation et les revendications avaient changé par rapport aux mouvements sociaux précédents. Ainsi, les personnes qui venaient à la place de Thésée appelaient à un mouvement d’occupation des places, à la mise en place d’une assemblée générale participative en opposition à l’assemblée corrompue du parlement du pays et avec la consigne « Indignez-vous ». Que s’était-il passé en Grèce les années précédentes qui pourrait justifier l’influence d’un tel mouvement ?
– La Grèce un pays où la démocratie est née
– Pays démocratique depuis 1974
– Crise économique et politique
– Crise mondiale 2008
– Contribution des partis politiques au pouvoir, des grandes entreprises et des banques depuis les Jeux olympiques 2004
– Grands scandales politiques et économiques
– Grands projets vitrine avec faible impact pour les habitants

Le mouvement des places à Athènes et ses acteurs

Dans ce contexte et sous la contrainte de la crise, en 2009 le pays a opéré un changement de gouvernement au profit d’un parti social-démocrate qui se présentait avec un discours fortement gauchiste. Mais la crise économique et politique s’est aggravée. La spéculation des marchés financiers et les agences de notation ont été accusées d’avoir alimenté la spéculation. La crise globale et le processus de néo-colonialisme se sont exprimés sous la forme de sauvetage pour le paiement de la dette le 2 mai 2010. Le rôle de l’Union Européenne Monétaire et du FMI devient décisif avec un premier prêt de 110 milliards d’euros sur trois ans sous condition de contrôle politique. Dans ces conditions la Grèce « va être soldée » par des privatisations des biens publics; par une forte diminution des salaires et des pensions ; par des licenciements massifs et le sauvetage des quelques banques privées.

La grève générale du 5 mai 2010 a trouvé une forte solidarité internationale. Il s’agissait d’une grande manifestation des syndicats qui malheureusement a fini par l’incendie d’une banque causant la mort de 3 personnes. Après cette expérience, la demande d’une voie pacifique, la demande pour une réponse aux mesures d’austérité et de privatisation, la nécessité de se rencontrer pour discuter au lieu de se suicider, la demande d’une révolte non contrôlée par les parties politiques, constituent des idées présentées partout.

En juin 2011, une réunion pacifique a eu lieu à la place Syntagma en face du Parlement avec la consigne « Indignez-vous ». Les organisateurs invitaient à la formation d’une autre assemblée démocratique où le peuple serait invité à décider de ce qu’il va faire pour sortir de l’impasse de la dette. Les organisateurs refusaient la présence d’affiches des partis politiques, ils proposaient la formation d’assemblées continues pour l’exercice d’une démocratie réelle. Qui plus est, ils invitaient à une discussion pacifique pour une assemblée générale et non à une manifestation. Ce faisant, ils ont donné une autre signification à l’espace urbain.

Les acteurs sociaux ayant répondu à l’invitation venaient des différentes couches sociales, des différents âges et de différentes positions politiques. Au fur et à mesure la place s’est divisée en  deux espaces. L’un, près du Parlement, occupé par les participants qui s’identifiaient par le drapeau grec en utilisant un discours nationaliste. L’autre, avec des acteurs de nombreux groupes construits autour de différents sujets et actions : groupe écologique « Interdit les interdictions », Forum pour le contrôle et la négation de la dette, groupes de citoyens refusant de payer les factures et les impôts injustes, groupes des médecins et des infirmières solidaires, groupes des étudiants et des lycéens, artistes, professeurs des écoles et quelques professeurs des universités, groupes d’économie solidaire, groupes de mouvements urbains contre la privatisation des espaces publics, nombreux syndicats de base, chômeurs… Ces groupes remplissaient différentes tâches : par exemple, les informaticiens ont mis en place un blog, les traducteurs aidaient à la communication avec d’autres pays et surtout avec l’Espagne, etc. Dans les assemblées à la place de Syntagma à Athènes, le texte provenant d’Espagne a été discuté et changé : à la place de « démocratie réelle », les nouveaux textes ont opté pour la « démocratie directe (participative) ».

Les manifestations de la place de Syntagma ont conservé une forte présence (plus des 500 000 personnes) et se sont multipliées dans toutes les villes de Grèce, malgré la forte répression policière. Les élections de mai-juin 2012 ont donné une grande prime aux partis de gauche sans pourtant leur permettre de constituer un gouvernement. Le gouvernement de coalition des partis de droite et des socialistes a promis de rediscuter la dette avec la Troïka et d’arrêter les mesures d’austérité, promesses qui n’ont pas été réalisées.

Territoires de pouvoir et territoires de contestation actuels

Les nouvelles territorialités sont actuellement liées aux nouvelles échelles des changements globaux articulés sous différentes formes aux échelles locales.

– Territorialités construites de haut en bas : processus de néo-colonialisme ou « les centres internationaux financiers et politiques imposent des politiques non seulement en Amérique Latine et en Afrique mais aussi en Europe ; et ceci devient une partie inhérente du capitalisme » (Douzinas, 2013)

– Nouvelles territorialités de contestations construites de bas en haut (inspirées du mouvement des places). Après la forte répression, ce mouvement est rentré dans une période de réflexion et s’est déplacé vers les petites places des quartiers des villes en mettant en place des assemblées locales et en renforçant l’esprit des nombreuses petites collectivités qui cherchent à intervenir dans la vie quotidienne. Tous les groupes qui y participent présentent des caractéristiques communes : ils créent de nouveaux codes de solidarité, d’autonomie, de liberté et de dignité ; les mouvements se renforcent entre eux par l’intermédiaire des réseaux internet.

La démocratie directe va donc de Syntagma…           à de nombreuses petites places….

… et initiatives : économie solidaire, jardins partagés, etc.

En conclusion, selon C. Petropoulou, de Tunis à Athènes, en passant par d’autres villes en Espagne, en Bulgarie ou en Turquie, le droit à la ville et le rôle de la place comme lieu symbolique pour exercer la démocratie semblent s’affirmer. Peut-on dire pour autant que le droit à la ville conduit à une révolution des villes ? Rien n’est sûr. Cependant, on peut noter que ces nouveaux mouvements sont de plus en plus ancrés dans les quartiers et dans les réseaux sociaux construits par internet. Ils n’ont pas encore pu avoir des résultats au niveau politique comme en Tunisie mais ils ont construit un nouveau savoir-faire des mouvements sociaux indépendants des parties politiques et du syndicalisme corrompu en creusant des fissures dans système capitaliste néolibéral actuel.

Özge Artik - Le mouvement de « Gezi »

L’exposé d’Özge Artik a porté sur le mouvement de « Gezi », qui a commencé dans un petit parc à Taksim (cf. photo), dans la région Istanbul, avant de s’étendre à l’ensemble de la Turquie.

L’intervenante analyse les différents territoires de la contestation en Turquie à trois échelles (la place Taksim, Istanbul, la Turquie) comme trois différents espaces de résistance (cf. schéma), ayant chacun des caractéristiques propres.

Le territoire du parc comme espace de résistance

Le parc Gezi est un micro-territoire de 50 000 m² se trouvant au nord de la place Taksim, lieu symbolique, lui-même micro-territoire avec ses 36 000 m². L’importance de cette place est liée à son histoire sociopolitique : lieu des manifestations ouvrières du 1er mai, des citoyens contre la guerre, des jeunes contre les restrictions d’accès à YouTube, des femmes pour défendre le droit à l’avortement, des homosexuels contre la violence physique, des gauchistes, des citoyens pour commémorer Atatürk, le jour de la création de la République ou bien des chrétiens pour fêter Pâques, et des musulmans pour rompre le jeûne ou encore se souvenir de l’assassinat en 2007 de Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne.

Au-delà de Taksim s’étend l’avenue Istiklal, le lieu de tous et pour tous, hautement stratégique par sa démographie, car chaque jour y passent plus de 2 millions de personnes et sur le pourtour immédiat de laquelle on trouve plus de 1 000 restaurants, cafés, bars, hôtels, magasins. La place est un des carrefours importants du transport public, des échanges commerciaux, un des centres du tourisme et de la nuit stambouliote. Taksim porte en elle une culture politique basée sur la liberté.

Le projet lancé en 2012 par le gouvernement d’AKP vise la piétonisation de la place et le déplacement du flux automobile en sous-sol, mais il a un autre objectif, la reconstruction d’un monument historique, la caserne Topçu, à fort lien symbolique, puisque lieu d’une tentative contrerévolutionnaire islamique contre le gouvernement « Jeune Turc » et dont le jeune officier qui mena la répression se nommait Mustapha Kemal. Ce bâtiment abritera un centre commercial, des magasins de luxe en lieu et place du parc Gezi.

Henry Lefebvre (1991) a construit un triptyque conceptuel, qui interroge la notion de « production de l’espace réel » : les pratiques spatiales, les représentations de l’espace et les espaces de représentation. L’exposé traite essentiellement le troisième point. Les espaces de représentation correspondent aux espaces conceptualisés, à l’espace des scientifiques, des planificateurs, des urbanistes, des technocrates et des acteurs de l’ingénierie sociale, mais ils s’inscrivent dans le réel, ils prennent une valeur émotionnelle dans la vie quotidienne.

Depuis son arrivée, l’AKP a pris en main la reproduction de l’espace, notamment l’occupation de l’espace publique. Le but est la transformation et le contrôle des espaces publics au travers des relations socio-économiques qui se sont inscrites dans une mécanique néo-libérale. À côté des grands projets tels le projet d’un troisième pont, la construction de la plus grande mosquée de la Turquie, et la restauration des monuments historiques « ottomans » ou la construction des centres commerciaux dans l’ensemble de la Turquie en coopération avec le secteur privé, le gouvernement Erdoğan tente aussi de contrôler l’espace publique par les lois comme celles qui interdisent la vente de l’alcool après 10h du soir ou qui limitent les terrasses des cafés et des bars dans l’espace publique. Les décisions concernant la transformation de l’espace sont prises sur un mode hiérarchique, sans conciliation auprès des habitants du territoire en question (quartier, ville, région), et les rares ONG ne peuvent pas faire entendre leur voix auprès de la justice ou à l’Assemblée.

La résistance Gezi est donc un écho, une réponse à ce comportement vertical de l’État moderne qui prétend agir au nom de « l’intérêt national » :
– 27 mai 2013 : l’entrée des machines de construction dans le parc a provoqué le premier acte de résistance
– 28 mai : l’afflux des gens vers le parc et la place s’accélère et quelques échauffourées ont lieu à la tombée de la nuit
– Le 29 mai : la police les expulse et brule les tentes ; si l’affaire n’intéresse pas la presse, les médias sociaux s’activent et après le 30, chaque jour l’expulsion des manifestants s’effectue avec plus de violence, et chaque soir, ils reviennent dix fois plus nombreux

Le territoire de la région d’Istanbul comme espace de résistance

Le 31 mai, la police utilise, à nouveau, une force disproportionnée qui sera le déclencheur de l’expansion du mouvement. La résistance Gezi commence à prendre une forme politique contre l’État AKP. Tout cela s’est opéré sans leader unique, sans même une plateforme unitaire, dans un plan horizontal. Le 1er juin, le parc et la place Taksim sont arrachés de force à la police ; une zone de 3 à 4 km² n’est plus sous le contrôle de l’État, mais sous celui d’une foule d’1 million de personnes venue là pour dire : « ça suffit ». On commence à entendre le slogan le plus important du mouvement : « partout Taksim, partout la résistance ! », qui poussera le mouvement à s’étendre vers Beşiktaş, Şişli, Kadıköy, Üsküdar, vastes quartiers d’Istanbul (le plus petit comptant 200 000 hab.). La région de Marmara, la plus proche de celle d’Istanbul, s’organise, les sympathisants commencent à occuper des espaces publics par leurs tentes et leur présence physique, mais ils se mobilisent aussi pour se rendre à Istanbul. Le territoire devient donc un espace de résistance, où les repères géographiques sont contournés par l’instantanéité des technologies de l’information.

Le territoire de la Turquie comme espace de résistance

Malgré le silence des grands médias, le mouvement s’étend dans toutes les régions de la Turquie. Des espaces publics sont occupés dans toutes les grandes villes, et généralement, pour chacune d’entre elles, le parc le plus symbolique devient le centre. Leurs raisons sont différentes, par exemple à Antioche, à Mersin, à Adana, les manifestations s’opposent généralement à l’engagement politico-militaire de l’État dans la guerre civile en Syrie ; au Kurdistan il s’agit de la question kurde, à Tunceli, c’est lié à la question alévi. Mais tous sont unis sous un slogan : « Partout Taksim partout résistance ! ».

Entre le 31 mai et le 16 juin, jusqu’à l’évacuation du parc Gezi, la résistance est partout, la société turque depuis 1980 se soulève pour première fois et elle est physiquement partout avec les symboles créés dans le parc. Taksim s’est décentralisé en un ensemble de territoires disjoints, un archipel de la résistance.

Jusqu’à l’évacuation du parc, on a pu observer un phénomène qui non seulement n’avait jamais eu lieu, mais que personne même ne croyait possible. Cette singularité pour la Turquie, mais qui entretient des similitudes avec d’autres mouvements de ce genre dans le monde est nommée « Commune de Gezi ». Environ 700 tentes et plus de 100 stands d’associations (supporters de foot, anarchistes, féministes, gauchistes, musulmans, anticapitalistes, nationalistes, kurdes, etc.) s’y sont installés. Des initiatives se mettent en place (cf. schéma), dont une Agora gouvernée par la démocratie directe. Le tout est supporté par l’initiative directe, par des aides extérieurs, le bénévolat, un espace où tout est gratuit.

Après l’évacuation de Taksim et du parc au terme de heurts violents de 24h, le mouvement s’est déterritorialisé, dans de très nombreux parcs de la ville et du pays ; là se sont organisés des forums citoyens où on pouvait exposer son point de vue sans être interrompu. Fait passionnant, plus de cinq mois plus tard, certains de ces parcs-forum continuent à exister.

En conclusion, selon Ö. Artik, le mouvement Gezi témoigne de l’inadaptation de l’État AKP à une gouvernance moderne. La contradiction se trouve dans le fait que l’AKP est le pouvoir politique qui a le plus défendu le libéralisme économique tout en conservant des réflexes classiques de l’État moderne et parfois comme un État policier dans lequel l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire, appliquer aux citoyens toutes les mesures qu’elle juge utiles.

Cet antagonisme entre l’État et une jeunesse éduquée et citoyenne qui a conscience des transformations positives dans les États « occidentaux » révèle un conflit qui dépasse le cadre politicien, et porte sur un élément profondément politique, la gouvernance au niveau de la ville comme au niveau de l’État, où l’on ne comprend pas la démocratie comme une dictature de la majorité.


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